Ce matin, je n’avais pas envie de suivre d’autres sentiers que le GR. Si chaque journée ressemblait à celle de la veille, je risquais de revenir de vacances surmenée.
Je fis un détour par Tejeda, classé prestigieusement parmi les “Pueblos más bonitos de España”, afin d’en admirer la beauté et de constater sa large production de douceurs aux amandes.
En reprenant mon ascension, telle fut ma surprise lorsque je croisai en sens inverse deux traileurs. Un généreux sourire m’échappa lorsque leurs faciès révélèrent leur origine familière.
C’était définitivement mon « uniforme » préféré. J’étais peu regardante du physique, tant qu’un esprit pétillant me faisait voyager.
Toutefois, ce profil sportif, d’une belle taille, brun, agrémenté d’une casquette conférant un air sérieux et quelques fois d’une paire de lunettes au design aérodynamique, ne me laissait pas indifférente.
Aucune distraction : pas de téléphone, pas de musique, ni même une rencontre supplémentaire. Juste moi cheminant heureuse et dans en silence porteur de sens.
Le soleil se levait timidement derrière les montagnes et les premières lueurs laissaient place à une magnifique vue sur le Teide, sommet culminant de Ténérife.
Du haut de ces 3718 m d’altitude, sa rondeur ressemblait à un sein pointant vers le ciel, le restant de l’île sommeillant encore sous une épaisse couche laiteuse.
Je traversais une forêt brûlée qui renaissait avec réserve.
Tout était couvert d’un dépôt crayeux de suie et sentait encore le calciné.
J’aperçu au loin les imposants camions rouges. Décidément, les pompiers étaient très présents sur ma trajectoire singulière.
Comme toute pensée qui se répétait, elle finissait par s’immiscer dans l’inconscient et germer jusqu’à devenir concrète.
Il était 11 heures, mais ces 15 km à jeûn creusèrent ma faim.
Au coeur du merveilleux village pittoresque d’Artenara, je savourai une sublime soupe colorée de teinte moutarde et de pigments grenats.
Les pois chiches flottants rassasiaient mon appétit et le caractère piquant du chorizo agitait mes papilles.
Je dégustais avec frénésie, approchant mon minois aminci du contenant, savourant à déraison chaque bouchée.
Les 25 km suivants me subjuguèrent d’une extrême volupté.
Plus rien n’avait d’importance autre que cet espace intemporel suspendu.
J’étais envoûtée par la somptuosité des troncs ténébreux, couronnés d’épines d’un vert vif contrastant avec le bleu roi de l’océan.
Je ne tarderai pas à poser le pied à Agaete, marquant la fin de mon odyssée, d’est en ouest.
Je me regardai dans le miroir.
Mon regard était doux à mon égard.
J’étais satisfaite de ma journée, laissant mon pas naturel de mes 5km/h de moyenne se dérouler, au beau milieu de ces décors féeriques.
Ma peau était lumineuse, ma silhouette avait repris sa forme sculptée, mes cheveux un brin sauvages ondulaient joliment sur mes épaules.
C’est comme ça que je me sentais libre.
C’est comme ça que je me sentais belle.
C’est comme ça que je me sentais bien dans mon corps.
C’est comme ça que je me préférais : naturelle, simple, sans artifices.
Je pris plaisir à revêtir mes bijoux couleur or et à brosser du bout de mes doigts mes mèches rebelles qui voulaient sortir du rang.
C’est comme ça que je voulais être acceptée et aimée.
Brute, vraie, entière.
Je ne souhaitais plus me rapetisser pour rentrer dans le cadre de quelqu’un d’autre.
Mais était-ce ce que je laissais entrevoir ?
Je choisis de sortir me promener sur le front de mer. L’océan était splendide et les falaises royalement élégantes. J’inspirais longuement et lentement. C’était si bon de ressentir l’air marin gonfler mes poumons, après un an d’absence.
Mon corps entier rayonnait sous la satisfaction de cette douce soirée, animée par le bruit des vagues languissantes qui s’échouaient nonchalement sur les galets polis.
Mon taux vibratoire était haut et nombreux étaient les regards qui se posaient sur moi. À quoi pensaient ces gens lorsqu’ils m’observaient déambulant seule et épanouie ? Que leur reflètais-je ?
La vie était décidément un trésor que l’on se devait d’apprécier, même lors de passes difficiles.
Appréciant la délicatesse des plats, je prenais la majorité de mes repas à l’extérieur.
Très vite, nous sympathisâmes avec le jeune serveur. Toutes les dix minutes, il venait à ma table pour échanger quelques mots cordiales. Je restai interloquée lorsqu’il m’appela « princesse ».
Était-il possible que je sois considérée comme telle ? Cette idée me troubla.
Je réglai ma note, les saluai gracieusement et rentrai à l’auberge.
Sur la terrasse, trois filles veillaient : une allemande, une autrichienne et une autre française, qui pour entretenir les préjugés, s’exprimait dans un anglais sincèrement catastrophique.
Je m’assis avec elles et nous riâmes des quiproquos qui se créaient dans ce mélange faramineux de langues.
Les éclats de rire nous remplissaient de joie, autant qu’ils entraînaient nos abdominaux devenant douloureux comme lors d’un gainage prolongé.
C’est ainsi que cette chaleureuse soirée s’achèva. Ce repos était nécessaire.
Quittant le port d’une heure matinale, le ferry n’attendrait pas.